A Roquebrune-Cap-Martin sur un sentier maritime en restanques d’un hectare, se profilent d’est en ouest, le cabanon Le Corbusier, la guinguette « L’étoile de mer » et ses unités de camping attenantes, ainsi que la villa E 1207 d’Eileen Gray.
Ce site patrimonial en voie de restauration sous l’égide de l’association Cap Moderne, fut dans les années 1920 un petit théâtre de passions. Chaque édifice y raconte encore aujourd’hui comme un jeu de piste l’histoire qui lia l’architecte de la Cité radieuse à la Riviera et à ses amis.
Ce n’est pas le plus ancien de ces édifices mais le cabanon (1952) est le plus connu car c’est ici que Le Corbusier passa jusqu’en 1965 des vacances studieuses avant de se noyer quelques mètres plus bas dans la baie. Mais son château en pin de 16 m2, comme il l’appelait, est l’arbre qui cache la forêt. C’est ainsi que la restauration de l’élégante maison en bord de mer a remis en lumière une pionnière du design : Eileen Gray.
Réputée pour son travail de la laque et ses paravents, Eileen Gray, galeriste du Faubourg Saint-Honoré, s’éprend vers 1924 de Jean Badovici, rédacteur en chef de « l’Architecture Vivante ». Désireuse d’étendre ses talents, elle construit en 1926 sur les conseils avisés de son amant « la maison en bord de mer » sous titrée E 1027 (jeu chiffré des initiales de leurs noms). Jean Badovici ouvre rapidement la villégiature à ses amis. Fernand Léger s’y rend en voiture depuis Antibes. Le Corbusier y prend ses quartiers avec son épouse dés 1938. Chaque été la villa est livrée aux turpitudes d’intellectuels en goguette. La coupe déborde pour Eileen Gray lorsque Le Corbusier décore ses murs immaculés de huit fresques criardes. Celle-ci abandonne bientôt son jeune amant à son aréopage et fait édifier prés de Menton, à Castellar, son nouveau refuge « Tempe a Pailla ». Mais la présence de Le Corbusier à la villa se faisant de plus en plus pesante l’irlandaise se voit contrainte de lui interdire l’accès des lieux. Envoûté par la magie du Cap, Le Corbusier quelques années plus tard reviendra et bâtira sur le terrain mitoyen, un modeste cabanon accolé à la guinguette de Thomas Rebutato. En échange de la parcelle que ce dernier lui a cédée, il construit en 1958 pour le restaurateur, dont « l’étoile de mer » est devenu sa cantine, huit unités de camping.
C’est ainsi que ce site mythique azuréen naquit d’un chassé-croisé romanesque à la Vicky Baum entre trois protagonistes du renouveau artistique de l’entre-deux guerres.
Après avoir connu des fortunes diverses et plusieurs propriétaires la villa E 1027 fut sauvée de l’abandon et des squatters par le conservatoire du Littoral en 1999. Une vaste et longue campagne de restauration permettra d’ouvrir le site Le Corbuséen au public en 2015, à l’initiative de la ville de Roquebrune-Cap-Martin et de Cap Moderne, mandatée par le Conservatoire du littoral afin de prendre en charge la suite de la rénovation.
Le site accueille aujourd’hui près de 10 000 visiteurs par an venant du monde entier. Certes le cabanon draine de nombreux amateurs mais avec sa réhabilitation la Villa Eileen Gray a dopé les entrées. Chaque année les visiteurs se pressent plus nombreux en pèlerinage, depuis ce sentier littoral, pour découvrir ce que cache cette étrange et futuriste maison blanche.
Lorsque la décoratrice dessine les plans de E 1027, elle y intègre des lignes claires, des toits terrasses et pergolas qui jouent à cache-cache avec la lumière tandis que les pilotis défient la côte abrupte et sa végétation sauvage. Avec sa scénographie de passerelles et d’échelles, de ponton et de baies panoramiques, la villa a tout d’un paquebot prêt à prendre le large. Mais le nec plus ultra, en partie ressuscité, c’est la subtile scénographie intérieure de ce nid d’aigle aux lignes « Bauhaus ». La résidence d’été conçue à l’origine pour un célibataire est en effet un bijou d’inventivité. C’est avec la création d’un mobilier à géométrie variable et d’un paysage intérieur modulable que l’Irlandaise a imposé son style. La brillante élève de l’Académie Julian a tiré partie des petites proportions en créant une multitude d’espaces offrant chacun plusieurs activités. Les salles d’eaux sont masquées par des murs/paravents blancs, qui prolongent la perspective des pièces. Le mobilier inspiré du « mécanisme industriel » est escamotable à souhait. Moustiquaires se déployant à partir de trappes secrètes, placards à crémaillères, miroirs doués « d’intelligence », persiennes coulissantes, volets articulés, la gestion de l’espace à vivre est rationalisé jusqu’au minimalisme tout en initiant un confort ultra moderne dont cette irlandaise de bonne famille ne saurait se départir. Le travail récent de rénovation sur la décoration et les meubles ont permis de réanimer tout le génie d’Eileen Gray.
C’est ce que donne à voir en détails l’exposition « Eileen Gray, une architecture de l’intime », coproduite avec le Centre Georges Pompidou, prolongée jusqu’a l’été 2018. Car le Cap Moderne tout en continuant son œuvre de restauration, ouvre le site au public dés le 2 mai. La restauration de la terrasse dans son état de 1929, permet d’accueillir des brunchs au printemps et les dîners de l’été. Au printemps, E-1027 abritera des soirées de fundraising avec la participation du violoniste Maxim Vengerov et la vente d’une table unique d’Aram. Une exposition des œuvres de la sculptrice irlandaise, Eilis O’Connell, sera ouverte en juin 2018. Un buste d’Eileen Gray commandé à une autre sculptrice irlandaise, Vera Klute sera dévoilé par SAS le Prince Albert de Monaco en septembre 2018. Durant l’été le premier artiste en résidence sera accueilli tandis que des workshops, atelier d’enfants et soirées musicales seront proposés.
Olivier Marro