Quentin Spohn fait partie des ces artistes d’un autre temps, qu’il est difficile de cerner. À l’occasion de son exposition « Tracts, salves, flammes entre fiel et terre », réalisée avec son frère jumeau Matthieu, nous l’avons interrogé sur son art, le temps qui passe et ses obsessions.
Quentin Spohn est un drôle d’oiseau. Un artiste au visage d’enfant, à qui l’on ne peut donner d’âge. Originaire de Colombes, il grandit entouré de son frère jumeau, Matthieu, dans un monde onirique peuplé de livres, de contes, de plantes merveilleuses et d’images par milliers. Son père, peintre et collectionneur compulsif, travaille dans un centre botanique. Sa mère, passionnée de poésie, d’art, et de musique, apprend à ses fils le goût des mots. Attiré par les sciences, Matthieu se dirige rapidement vers l’univers de la cartographie. Pour Quentin, il faudra attendre plusieurs années et quelques désillusions (échec aux concours des Beaux-Arts) pour qu’il trouve son chemin et intègre la Villa Arson, à l’âge de 23 ans. Peu habile avec la peinture et l’utilisation de la couleur – qu’il affectionne pourtant – c’est dans le dessin que le jeune artiste s’épanouit. Son désir profond « d’interroger » la peinture par d’autres moyens artistiques devient l’une de ses grandes obsessions. Nous l’avons rencontré, dans un café bordant le Narcissio, à l’occasion de l’exposition « L’exposition Tracts, salves, flammes entre fiel et terre ».
Peux-tu nous raconter ton parcours artistique et celui de ton frère Matthieu ?
Enfant, je voulais absolument devenir peintre. Je dessinais à longueur de journée et je cultivais également une grande passion pour le football. Malheureusement, j’étais plutôt mauvais élève, la seule matière où je me débrouillais, c’était l’art plastique. Mon professeur Mr Joel Blanc, qui était une sorte de « maître » pour moi au lycée, m’a beaucoup inspiré. J’ai par la suite essayé de rentrer par deux fois aux Beaux-Arts de Paris, mais le concours d’entrée s’est mal passé. J’ai un peu navigué, puis j’ai suivi des cours d’arts appliqués, de graphisme et d’illustration.
« J’avais brûlé tous mes jokers, je suis rentré en École d’art à 23 ans »
A Nice, j’ai eu l’opportunité d’intégrer la Villa Arson. Mais après quatre années la-bas, je me suis rendu compte que je n’étais pas fait pour la peinture, malgré mon fort intérêt pour cet art. J’avais envie d’interroger la peinture par d’autres biais, via le dessin ou une installation, ce que j’ai fait au Narcissio. Partir d’une oeuvre, d’une peinture motive d’ailleurs bon nombre de mes projets.
Quel a été le processus créatif de ton exposition « Tracts, salves, flammes entre fiel et terre » ?
Tout est parti d’un tableau de James Ensor : « L’Entrée du Christ à Bruxelles ». Je trouve cette oeuvre très forte, très évocatrice. Elle présente une foule de personnages grotesques, ultra colorés. Il y a dans ce tableau le désir de choquer.
Quand je regardais les défilés pro-trumps à la télévision, les scènes me renvoyaient à cette peinture. Elle faisait écho à la situation actuelle. J’ai donc eu l’envie de faire une sorte de « transposition dans l’espace » de l’oeuvre.
« Rendre hommage me paraît indispensable. Tout ce que l’on crée n’est jamais coupé du passé, les créations actuelles viennent dialoguer avec des formes existantes. »
Aimes-tu choquer ?
Non, ce n’est pas du tout ce qui m’attire. Nous évoluons dans une société qui promeut le choc, le buzz, mais j’aime l’idée que les choses se fassent dans le temps, prennent du temps – comme l’installation chez Narcissio qui a nécessité quatre ans de travail. Je souhaite garder une certaine authenticité face à la création, je ne veux pas être pollué par cette idée de buzz.
Lors de la préparation de l’exposition, j’ai lancé beaucoup de cuissons au four. La poussière rejetée n’est pas très agréable à respirer. En terme de plaisir de pratique, je suis heureux d’avoir terminé cette oeuvre et de passer à autre chose, dans un environnement plus sain.
« J’ai besoin de respirations, d’alternances entre les différents projets. »
Pourquoi n’es-tu pas à l’aise avec la couleur ?
Simplement, car je n’ai aucun sens de la couleur. Mes toiles ont toujours fini en paillasson. En 4eme année d’école, un des professeurs m’a chuchoté « ta peinture, c’est irregardable. Certaines parties sont maitrisées, mais d’autres non ». Conclusion, c’est resté et il est vrai que je ne suis pas à l’aise avec cette technique.
Lorsque je dessine, je suis plus en capacité de juger si tel trait, telle ombre fonctionne ou non. C’est essentiel d’être le juge de soi-même, de savoir ce qui marche ou pas.
« Il faut savoir se faire plaisir dans la pratique mais aussi connaître ses limites. »
Comment travailles tu avec ton jumeau ? Etait-ce une évidence de collaborer ensemble ?
Lorsque l’on était petits, on dessinait déjà beaucoup ensemble. Cet attrait commun pour l’art est resté. Depuis un an et demi, il est venu habiter à Nice – il travaille en tant que cartographe au Cadam. Le week-end, le soir, il venait m’aider. Il s’occupait des textures et détails minutieux des figurines. L’idée de départ n’était pas de collaborer ensemble, mais c’est devenu naturellement un travail à quatre mains. J’espère que l’on fera d’autres collaborations de ce type, pourquoi pas une exposition fraternelle, ce serait chouette !
« Avec mon jumeau, il y a une forme d’immédiateté dans nos dialogues. On est honnêtes entre nous, en particulier au niveau du travail »
Est-ce que pour toi l’art doit toujours dénoncer ou peut-il être simplement distrayant ?
Toute création est politique, l’art neutre n’existe pas. Même si l’on crée un tableau « décoratif », ce n’est pas neutre : on accepte une certaine idée de ce que peut être l’art.
Par ailleurs, l’art «engagé» ne se résume pas à un drapeau brandi en l’air ou à une couleur politique. Certaines oeuvres se présentent comme très engagées, mais elles sont en réalité commerciales.
En ce qui me concerne, je n’aime pas l’idée qu’un tableau doive forcément illustrer un propos politique. Je n’ai pas la prétention de dénoncer quelque chose à travers mes oeuvres, qui ait pour objectif de faire changer la société. Le point de départ est davantage une préoccupation esthétique.
« J’aime également l’idée qu’il n’y ait pas qu’une seule lecture dans un projet artistique »
Il paraît que tu préfères le laid, l’hideux, le monstrueux au beau. Est-ce vrai ?
Oui, je travaille actuellement sur un projet d’installations très colorées, qui n’est toutefois pas de « bon goût ». Je préfère amplement travailler sur le mauvais goût, le repoussant, l’affreux, le hideux. D’ailleurs, Gauguin disait « Le laid peut être beau, le joli jamais ». Il y peut y avoir une certaine beauté à la laideur.
Beaucoup d’artistes ont d’ailleurs travaillé sur la représentation de la laideur – comme la mort, la décomposition, le temps qui passe ou la maladie – qui peut donner lieu à des tableaux très séduisants, très plaisants à regarder. Je penche plus du côté de cette esthétique de la laideur, j’y suis très sensible !
Aujourd’hui, les diktats de beauté influent sur nos représentations. Nous sommes encore très proches des modèles de beauté sous le régime fasciste. Les marques « engagées » présentent elles une mode qui se veut « progressiste », alors que ce n’est qu’un pseudo engagement, une forme de récupération parfaitement cynique.
En tant qu’artiste, penses-tu que la technique prime sur la créativité ?
La technique ne doit pas être un frein à la créativité. Si des incapacités techniques voient le jour et m’empêchent de créer, l’idée c’est d’être dans une forme de contournement. Par exemple, du côté de la peinture, j’ai appris à peindre autrement, sans faire de tableau.
Parallèlement, le choix de la technique est très stimulant. C’est une question qui se pose toujours, telle une évidence.
Quelles sont tes obsessions ?
J’aime beaucoup les jeux vidéos, j’ai un rapport très addictif à eux. D’ailleurs, je suis obligé de les mettre de côté pour ne pas les utiliser. Le jeu donne l’apparence d’un monde sans fin, sans limites. J’aime cet aspect immersif.
« J’ai un lien particulier avec l’immersion. Enfant déjà, je me demandais ce qui pouvait sortir d’un dessin, déborder du cadre imaginé. L’univers qui se déploie, c’est une source de stimulation sans fin. »
Par Louise Ballongue / Photo Bertrand Baraudou, Louise Ballongue et Marc Lapolla