À l’occasion de son solo show à l'Espace à Vendre, nous nous sommes entretenus avec l’étrange et fascinant Jean-Luc Verna. Le directeur de la galerie nous avait prévenu: "il est drôle, sympa, brillant. C'est juste son look qui fait peur. Mais ça l'arrange. C'est un filtre à cons.". Et il avait raison...
Né à Nice en 1966, Jean-Luc Verna vit depuis 20 ans à Paris. Artiste pluridisciplinaire, il est dessinateur, sculpteur, danseur, performer, photographe, chanteur, comédien, metteur en scène, enseignant … et ses œuvres sont présentées dans de prestigieuses collections telles que le MoMA à New York. Son corps qu’il place au centre de son travail devient un support de création en lien avec ses productions, notamment le dessin. Ancien punk au dangereux parcours traversé par la drogue et la brutalité, couvert de tatouages, de piercing, le regard transformé par des lentilles jaunes ou spiralées, c’est un homme doux et policé saisissant de contrastes. Son univers est un mélange de punk/rock attitude et de respect de l’académisme, de soif de nouvelles expériences artistiques et d’admiration pour les grands maîtres, de lucidité sur le temps destructeur et fugace et d’appétit de vivre, vite, encore, en vivant pour l’art, toujours.
De retour à Nice pour cette exposition, quels sentiments éprouvez-vous vis-à-vis de votre ville d’origine ?
Des sentiments mitigés, entre l’attirance et la répulsion. Nice est un petit paradis de mer et de soleil et j’y ai fait surtout des rencontres formidables : Noël Dola dont j’ai été l’élève à la Villa Arson et où j’ai ensuite été professeur de dessin, Bertrand Baraudou qui dirige aujourd’hui Espace à Vendre et bien d’autres … Je reviens avec plaisir et avec fierté en tant qu’artiste issu de Nice dont la carrière a permis d’être exposé au MoMA. J’ai gagné des lettres de noblesse dans une ville où pourtant j’ai beaucoup souffert : rejet, regard des autres, violence physique à cause de mon étrangeté visuelle, de mon homosexualité et aussi à cause de ma vie tumultueuse jusqu’à ce que, quasi en rupture de bancs, je me suis sauvé grâce à ma décision d’entreprendre des études d’art.
Le terme « total » revient beaucoup. Exposition totale, artiste total, expliquez-nous.
Oui, cette expo niçoise est totale car elle permet de faire un tour d’horizon de ce que je crée. Il y a quelques pièces anciennes et beaucoup d’exclusivités : des photos, des vidéos, des sculptures, des pièces en verre, des gants en cuir sérigraphiés où sont reproduits mes tatouages pour la Maison Causse Gantier, une cassette audio avec des textes lus par Béatrice Dalle et le dessin qui est mis à l’honneur.
« Je me considère comme un artiste total avec une volonté d’œuvre d’art totale ; ce concept, en allemand Gesamtkunstwerk, concerne l’idée d’associer plusieurs techniques, plusieurs disciplines ou médias dans un projet de fusionner la vie et l’art. Je me dédie à l’art, je m’en nourris, tout tourne autour de la création et je suis un travailleur acharné. »
Quels sont vos inspirations et vos thèmes de prédilection ?
Je suis profondément nourri par toute l’histoire de l’art et mon travail est comme une croisée des chemins, une fabrique d’images entre les grands maîtres et le rock and roll, entre haute et basse culture, entre littérature et d’où je viens, sexe, drogue et musique. Tout mon travail est fait pour démontrer que nous sommes tous les mêmes malgré nos différences car nos pulsions sont identiques. Ainsi, je représente l’amour, la vie, la mort, le sexe, toute la beauté de l’humanité, caucasienne, africaine, les vieux, les jeunes, les gros … c’est une revue dans laquelle on reconnait quelque chose de soi-même. Les oiseaux que je dessine par exemple sont comme nous, noirs, blancs, beaux, laids, malades et ils vivent, aiment, souffrent, meurent.
« Mon premier rêve était d’être danseur mais c’est le dessin qui a été ma colonne vertébrale. C’est l’arbre central qui nourrit mes autres activités. Je chante, je mets en scène, je joue la comédie mais je reviens toujours au dessin qui me permet de figurer le monde et de me figurer moi-même. ».
Vous dîtes que vos dessins sont comme votre corps et que vous avez le même besoin de les transformer. Pourquoi ?
Parce qu’un dessin comme mon corps n’est pas joli tout cru, tout nu. Ils ont besoin d’être réhaussés, arrangés, maquillés. Papier, puis calque, puis photocopie frottée au trichlo, puis reprise à la pierre noire, souvent avec des couleurs de maquillage, parfois des ornements comme des strass, des plumes … Il y a à la fois une dégradation et un embellissement, une mise à mort et une réanimation comme pour mon corps qui a été abimé par la vie et le temps, qui se dérobe et qui est en chantier permanent.
Votre corps est-il une œuvre d’art ?
Non, c’est un outil pour faire de l’art. J’ai vieilli, j’ai pris des kilos et pourtant, je n’ai pas honte de le montrer, de m’en servir. Le corps parfait que veut nous imposer la société est un carcan, moi je refuse de me soumettre et je me sers du mien malgré tout pour mes performances. Je viens de finir une tournée de théâtre et dans cette pièce de Diane Airbus, je n’ai pas hésité à monter sur scène en slip même si je ne suis plus un Appolon. C’est une forme d’honnêteté et de courage, Bette Davis disait : « le vieillissement n’est pas pour les poules mouillées » et vieillir est un luxe car on est toujours vivant.
« Je fais souvent peur avec mon look mais c’est un prisme précieux pour comprendre l’époque et si ceux qui ne m’aiment pas s’éloignent, ce n’est franchement pas plus mal. ».
Vous dites de votre apparence qu’elle est « un filtre à cons » …
Disons que mon apparence cristallise toutes les frustrations et les colères des gens. On a dit de moi que j’étais un parasite, un skin, un suicide social mais leurs peurs parlent d’elles-mêmes, de leur intolérance mais surtout de leur incapacité à oser ce que moi j’ose, c’est-à-dire être libre. J’ai ce luxe et même s’il y a un prix à payer, ça vaut vraiment le coup !
Quelle importance a la musique dans votre vie ?
C’est la bande son de ma vie, elle m’a toujours défini. C’est ma bulle de protection. J’ai fait partie de plusieurs groupes depuis 1984 et je repars bientôt en tournée avec mon groupe I apologize. Et puis, j’aime être là où on ne m’attend pas lors de soirées cabaret en mettant à l’honneur les chansons de Judy Garland, Léo Ferré, Barbara ….
Vous donnez aussi des conférences, vous enseignez, vous dansez, comment trouvez-vous le temps ?
L’art est ma raison de vivre et vous savez, je n’ai plus le temps de prendre le temps, ça sent le sapin comme on dit ! Alors oui, j’ai un planning chargé. Je prépare une pièce qui mêle danse et arts plastiques avec le grand performer sud-africain Steven Cohen, je participe à des projets d’art public comme à Toulouse où je vais designer une gare de métro etc …
L’art est une drogue, la seule désormais.
Propos recueillis par Anne Emellina / Photo de Une ©Renaud Marchand_2019